Entretien avec Antoine Volodine
Luca Mignola et Antonio Russo De Vivo
Antonio Russo De Vivo : Comment définiriez-vous le concept de “dystopie”, et pourquoi vouloir en écrire une aujourd’hui? Croyez-vous cela utile à notre société?
Antoine Volodine : Pour répondre à votre question, je dois aller chercher dans le dictionnaire l’article « dystopie ». Personnellement, je ne me suis jamais fixé pour objectif d’écrire des dystopies ou de réfléchir au problème, et surtout s’il s’agit d’ajouter à la notion ma propre définition. J’écris à partir de la mémoire historique et de l’écho que celle-ci remue à l’intérieur de mes rêves et à l’intérieur des rêves de mes personnages ou de mes narrateurs. Dans cette mémoire historique entrent les utopies du XXè siècle, les espoirs révolutionnaires et les théories qui les sous-tendaient et les organisaient. Je ne m’intéresse guère aux théories, même si elles font partie de ma culture marxiste de base. Mais je me penche sur ce qu’a donné la pratique inspirée par la théorie, et, très concrètement, sur les désastres qui ont accompagné la mise en pratique de l’idéal de fraternité, d’égalité et de liberté promises aux ouvriers et, au-delà, à toutes les classes sociales qui avaient pu faire alliance avec eux. Rien de dystopique, donc, dans les univers qui apparaissent dans mon projet littéraire – je veux dire dans les univers qui sont décrits livre après livre dans l’édifice post-exotique. Seulement une vision onirique de notre immense échec collectif.
Vous me demandez si ce que je façonne littérairement est utile à notre société. Par expérience, je peux affirmer que non. Aujourd’hui l’art n’a pour « utilité » que celle de la décoration. C’est déjà quelque chose de positif. Mais en ce qui concerne sa fonction de transformation de la société, à mon avis, aujourd’hui (ce n’a pas été le cas dans d’autres périodes historiques), elle est nulle.
Luca Mignola : La présence, dans vos livres, d’une humanité rejetée, emprisonnée, persécutée – je pense à Imayo Özbeg dans Onze rêves de suie, qui est obligé de porter une pancarte autour de son cou avec des messages racistes, ou à Mathias Olbane dans Ecrivains, qui est touché par une maladie incurable peu de temps après sa libération – cette humanité qui lutte et se bat tout en étant inévitablement contrainte à l’extinction, semble être un point fondamental de votre vision de la vie, considérée dans sa forme biologique, et de la littérature comme un miroir déformant de la réalité. En ce sens, peut-on dire que le post-exotisme représente un anti-humanisme, en gardant à l’esprit que le dernier humanisme du XXème siècle, l’existentialisme, se tâchait de garder un “espoir” pour l’humanité – espoir que l’on ne retrouve ni dans Onze rêves de suie, ni dans Ecrivains?
AV : L’espoir est toujours profondément ancré dans le passé de nos personnages (je dis nos, en parlant au nom de tous les écrivains post-exotiques), et il subsiste sous la forme d’une incantation politique, d’une prière chamane ou d’un discours idéologique de « morale prolétarienne », qui conservent toute leur force et toute leur signification, mais uniquement dans un contexte fantasmatique ou onirique. Pour le reste, l’espoir est violemment contredit par la réalité. C’est la réalité qui est anti-humaniste et anti-humaine, pas la pensée de nos narrateurs, de nos narratrices et de nos personnages hommes ou femmes. Le constat qui sert de moteur à tous nos livres est que le combat est perdu, qu’il a été enthousiasmant et idéologiquement beau et irréprochable, mais qu’il a été perdu. Combat pour la dignité et le bonheur lumineux de l’humanité, pour l’égalitarisme radical, pour la disparition des inégalités et de toutes les oppressions. La défaite est totale, et c’est depuis cette défaite que les narrateurs, les narratrices, les personnages prennent la parole. Dans d’autres ouvrages non traduits en italien, le cœur du post-exotisme et de ses voix multiples est exposé : ceux et celles qui parlent, qui racontent des histoires, qui rêvent des histoires, des poèmes, qui hurlent ou qui murmurent, sont en réalité des prisonniers et des prisonnières, anciens guerriers et guerrières de la révolution, enfermés à perpétuité dans un quartier de haute sécurité où peu à peu ils deviennent fous et s’éteignent. Toute la littérature post-exotique doit être lue à la lumière de cette fiction située en amont des textes. La nature de ce cœur du post-exotisme explique la pluralité des voix, celle d’une communauté d’écrivains, mais aussi l’orientation pessimiste des poèmes et des narrations. Pour ces prisonniers et ces prisonnières, l’humanité a raté l’occasion d’aller sur une voie radieuse, et va aujourd’hui vers sa fin. Les paysages de la fin, qu’on rencontre fréquemment dans notre littérature (ruines, paysages déserts, villes dévastées, populations raréfiées et errantes, ou encore paysages du Bardo, de l’après-mort) sont une projection naturelle de leur vision historique du monde.
ARDV : Croyez-vous dans le concept de « engagement » ? Croyez-vous qu’un écrivain puisse avoir son poids dans l’opinion publique voire dans l’histoire de l’humanité?
AV : Non, ce rôle de vigie, de prophète, de dénonciateur, est terminé. Les écrivains que l’on écoute sont des vedettes médiatiques, ce ne sont plus des écrivains et ce qu’on écoute n’est pas ce qu’ils écrivent, mais ce qu’ils disent sous les projecteurs, face aux caméras complaisantes : de toute façon, jamais ils n’ont de poids si leur parole contredit les intérêts socio-économiques des médias qui les emploient ou les invitent régulièrement. Les écrivains qui ont un poids dans l’opinion publique ne peuvent être autre chose que des pitres du pouvoir. Il est, évidemment, possible de prendre la parole dans les livres sans que cette parole soit celle qu’attendent les institutions économiques, politiques, financières ou autres monstruosités, y compris culturelles. Mais alors les textes se perdent dans le brouhaha contemporain. Je suis persuadé que les écrivains et les intellectuels ont joué un rôle politique de premier plan pendant les années de la dissidence soviétique (dans les années qui étaient les miennes, où les dissidents risquaient la rélégation, l’hôpital psychiatrique ou la prison, mais pas la mort comme sous Staline). Ils ont aussi joué un certain rôle avant et après guerre, dans les pays occidentaux, en « s’engageant ». Mais à présent, ce rôle d’éveilleur des consciences est totalement obsolète. Il est intéressant de voir ce qui se passe en Chine, où les écrivains peuvent écrire des romans très dérangeants sur la société contemporaine (Mo Yan, Yan Lianke en sont deux parfaits exemples) sans être inquiétés : le pouvoir a compris que les écrivains n’étaient plus un danger, inutile de les contrôler ou de les mettre au pas. Ceux qui pèsent dans l’opinion publique sont les visages connus de la télévision.
LM : Réalité et humanité font souvent figures de synonymes en littérature, surtout lorsque cette dernière se définit comme “réaliste” ou comme l’un de ses dérivés. Ainsi, il n’y a pas de réalité sans humanité et inversement – et par conséquent, il n’y a pas non plus de littérature (celle-ci étant exclusivement produite par l’humain) si celle-ci ne décrit pas la réalité. Je pense ici aux récits de Memé Holgolde Holgold, à l’emprisonnement de Linda Woo ou au silence de Bogdan Tarassiev : tous trois représentent des modalités différentes, bien que complémentaires, de rompre avec le monde « réel » qui nous entoure. Quel processus avez-vous suivi dans cette désunion entre ces deux concepts qui furent, tout au long du XXème siècle, les points cardinaux autour desquels la littérature a évolué?
AV : Dès les premières lignes des livres que nous avons publiés, nous avons rompu avec la représentation réaliste du monde. Nous avons consciemment rompu avec le néo-réalisme, avec aussi la littérature qui nous était contemporaine (française et occidentale au sens large). C’est pourquoi, pendant plusieurs années, des critiques se sont appliqués à montrer que nous appartenions à un courant de « science-fiction », catégorie que nous avons toujours refusée pour nous. Nous préférons nous rattacher aux « littératures de l’imaginaire », s’il faut absolument nous mettre dans un tiroir déjà ouvert, mais, afin d’éviter le problème délicat des définitions et des genres, nous avons eu l’audace de créer notre propre étiquette –le « post-exotisme »–, et nos genres littéraires propres –les narrats, les entrevoûtes, les romånces, les leçons, les cantopéras, etc.– , ou nous emparer, à notre manière, des genres existants, dont certains sont galvaudés et d’autres non –romans, haïkus, bylines. Je ne suis pas d’accord avec votre définition restrictive de la littérature. Les champs littéraires sont immenses, on ne peut les limiter ni dans leur forme, ni dans leur contenu. En revanche, il est vrai que pour que la prise de parole ait un sens, elle doit renvoyer à une expérience qui soit connue du lecteur ou de la lectrice, connue ou imaginable, ou reconstituable : la guerre, la Shoah, les camps, les régimes totalitaires, les luttes révolutionnaires, le désespoir individuel, l’agonie, la mort, les rêves… Nous nous efforçons de rester en liaison permanente avec des images qui soient les mêmes que celles des fantasmes, des images de documents, des images de mémoire collective ou personnelle qui hantent chacun et chacune de nous. Par ce biais, nous sommes en prise sur l’humanité telle qu’elle est, telle qu’elle a été et telle qu’elle se rêve, telle qu’elle s’est rêvée au XXè siècle.
ARDV: Selon vous, est-il encore possible de voir aujourd’hui naitre des figures héroïques capables de faire évoluer les événements en cours, de modifier les frontières politiques et éthiques, d’en tracer de nouvelles, de faire muter les conditions historiques de l’humanité?
AV : Tout est possible, mais je note que vous avancez là la figure du héros, du sauveur héroïque, du leader, du chef… Ce n’est pas du tout en accord avec la vision post-exotique du monde. Nous restons très dogmatiques là-dessus : seules les masses sont héroïques. Dans tous nos livres, nous mettons en scène des personnages qui font preuve de courage et d’abnégation, mais qui se situent presque toujours au bas de l’échelle sociale et même organique : des insanes, des mourants, des épuisés, ou, quand ils traversent le mur noir du décès, des morts qui continuent à bouger et à parler. Nos personnages sont des gueux, souvent découragés, des misérables en train de s’éteindre. Souvent ils se réclament d’un statut de « sous-humain » ou d « Untermenschen » (ce terme qu’utilisaient les nazis pour qualifier Juifs, tsiganes et slaves). Mettre en scène de telles figures est un choix que nous appliquons depuis une trentaine d’années de publication et une quarantaine de livres : jamais on ne verra dans nos fictions des personnages de pouvoir, des surhommes ou des grands ou petits leaders. Ce n’est pas notre monde. On peut rencontrer quelques personnages doués de pouvoirs magiques, mais ce sont des chamanes de petite envergure, la plupart du temps, si on excepte Solovieï dans « Terminus radieux ».
En résumé, nous pensons que l’humanité s’est engagée sur la route du déclin et de la barbarie, et que les seules figures héroïques qui risquent d’apparaître seront surtout des figures de pirates, de cyniques ou de tyrans.
LM : Un article publié sur le site www.trans.revues.org affirme, quand à votre œuvre, qu’ « il s’agissait alors, à partir des lectures et des découvertes des philosophies de Hegel, de Nietzsche, de Heidegger, de Marx lui-même, de détruire toutes les formes auctoriales et de promouvoir les dynamiques de décentrement ». Cette affirmation semble indiquer un basculement, ou plutôt un déplacement de la figure emblématique de l’écrivain, notamment de l’ego de l’écrivain, vers une vision plus décentralisée, plus décalée, qui serait finalement dissimulée derrière ce qui est nécessaire afin de faire naitre l’identité et la reconnaissance d’un écrivain: son propre nom. Dans cette optique, qu’est-ce qui vous a amené à choisir le principe de l’exclusion de la voix de l’écrivain, afin d’utiliser la voix comme une arme de destruction plus forte que les idéaux de révolution et de changement, contre lesquels vos personnages se lancent, certains pour se défendre, d’autres pour leur propre défaite, d’autres encore pour disparaitre?
AV : Il vaut mieux parler de voix au pluriel, et non d’une voix unique d’écrivain unique. Le post-exotisme s’est développé de façon empirique à son tout début, dans les années 80, puis de façon consciente et calculée depuis bientôt vingt ans, autour de plusieurs voix d’auteur : Lutz Bassmann, Manuela Draeger, Elli Kronauer et Antoine Volodine. Il s’agit de porte-paroles d’une communauté d’écrivains emprisonnés, hommes et femmes, qui sont au cœur du dispositif et surtout constituent un chœur littéraire, qui produit des textes courts, des poèmes, des vociférations, des récits de rêve, des ébauches narratives, des murmures. Cette pâte littéraire, élaborée collectivement, est façonnée sous forme de livres portés à l’extérieur des murs par les porte-paroles : d’où leur cohérence idéologique et poétique. D’où aussi le mépris que nous avons pour la signature, et, au-delà, pour la posture d’écrivain isolé, séparé des autres par sa personnalité médiatisée et par ses caractéristiques dérisoires de poète. Même si, derrière les ouvrages post-exotiques publiés, une unique personne physique est attestable, le post-exotisme est d’essence collective. Les particularités d’écriture, d’inspiration, les particularités vocales existent, qui différencient Manuela Draeger de Lutz Bassmann ou de Volodine, mais ce qui compte pour nous reste un projet littéraire communautaire, et, j’oserais dire, collectiviste. Les raisons d’être de ce projet sont esthétiques mais aussi profondément politiques. Dans un livre de fiction non traduit en italien, « Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze », signé par sept écrivains post-exotiques au nom de plusieurs dizaines d’autres, nous affirmons sans cesse cette volonté « chorale » de nos romans.
ARDV : Nous avons l’impression de vivre aujourd’hui des temps apocalyptiques, où se chevauchent les catastrophes naturelles, la fonte des glaces, le réchauffement climatique, le terrorisme et bien plus encore. Dans Disumane lettere. Indagini sulla cultura della nostra epoca (2011), Carla Benedetti parle de notre époque comme étant une condition “dramatique et nouvelle” pour l’homme. Selon elle, les ‘savoirs humanistes’ ont aujourd’hui un poids décisif qui ne se réalisera qu’à travers le plus grand des défis: il est aujourd’hui possible de « rouvrir le jeu, en créant des structures de pensée et de jugement qui agiront comme “correcteurs” par rapport à celles qui nous mènent à la catastrophe annoncée, à travers l’élaboration de projections puissantes où l’homme sera doué d’une force capable de remettre en mouvement une énergie depuis trop longtemps endormie, paralysée » (p. 4). Vous sentez-vous en accord avec ce point de vue? Et dans la négative : qu’est-ce qui pourrait, selon vous, mettre un terme à ces temps apocalyptiques et rétablir l’équilibre délicat – en supposant qu’un tel équilibre ait jamais existé – entre l’homme et le monde?
AV : J’ai déjà exposé plus haut quelles étaient les perspectives que nous entrevoyions pour l’humanité : le désastre et l’extinction. Pas dans l’immédiat, du moins pour ce qui concerne l’extinction. Mais je ne me fais aucune illusion sur les capacités des acteurs actuels du désastre à s’amender et à bloquer leur machine insensée pour tout reconstruire dans le bon sens. Il faudrait pour cela changer d’acteurs, du jour au lendemain mettre les acteurs actuels hors d’état de nuire. On est très loin de simplement « rouvrir le jeu » et de « créer des structures de pensée et de jugement qui agiront comme ‘correcteurs’ ». Nous ne croyons absolument pas aux réformes et aux bons sentiments. Nous parlons au conditionnel passé : « Il aurait fallu. » Au XXè siècle, il aurait fallu choisir autre chose que la barbarie. Ça n’a pas été fait. Maintenant nous roulons avec une accélération constante, sans dévier, vers le mur.
LM: Lors du splendide chapitre ultime de Onze rêves de suie, qui intègre circulairement à travers les souvenirs des garçons morts dans l’incendie de l’immeuble Kam Yip le récit du premier chapitre, il nous est possible de déchiffrer la spécificité de votre écriture, de votre obsession, ce dépistage du lecteur fait de rapides passages d’une voix narrative à une autre. A votre avis, cela pourrait-il résulter, comme dans Le Château de Kafka, en une confusion entre l’environnement et l’histoire même de K., ou bien comme dans Fictions de Borges, en un chevauchement entre différents plans cognitifs ou visuels?
AV : Manuela Draeger, comme d’autres auteurs post-exotiques, intègre en permanence dans sa narration un mécanisme qui nous est cher : le décalage onirique. Il s’agit de se référer à des images qui sont partagées entre lecteurs et lectrices, des images faisant partie de l’inconscient collectif, de l’inconscient historique mais aussi de la mémoire cinématographique, fictionnelle ou documentaire – et de faire passer tout cela dans un filtre onirique : exactement selon la logique de transformation des rêves, ce travail de la mémoire pendant le sommeil qui revoit les événements marquants de la journée, les événements familiers, en les métamorphosant de la manière la plus étrange. Mais, dans le décalage post-exotique, il y a une détermination particulière : poser sur la « familière étrangeté » un voile idéologique qui reprend les fantasmes, le désespoir et l’expérience de la prison (on aboutit toujours à un univers carcéral) et de ce qui a motivé l’enfermement (la défaite, militaire et politique). Et donc, oui, il y a un chevauchement permanent des plans (réel, présent, passé, fantasmatique, onirique), mais bien aussi une confusion entre l’histoire et sa modification par les poétiques du rêve.
Il y a quelque chose dont nous n’avons pas parlé du tout, et qui est essentiel dans la perception narrative des écrivains post-exotiques : la confusion entre le monde réel ou onirique de la vie passée, et le monde de l’espace noir du Bardo d’après le décès, espace noir dans lequel le rêvé et le vécu ne sont plus contradictoires… C’est aussi de ce chevauchement qu’il s’agit, mais déjà on s’éloigne des conceptions du monde et des catégories occidentales (y compris de celles de Borges et de Kafka).
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L’entretien en italian est ici. Les questions ont été traduites de l’italien au français par Elise Lassus.